"Avoir une fille, c'est faire une femme: une petite virtuose, avant ses gammes."

C'est comme s'il n'avait fait que cligner des yeux, et elle avait déjà dix ans. C'est hallucinant comme le temps passe vite. Craig pensait être le plus heureux des hommes. Il filait le parfait amour avec sa femme, et avait la plus merveilleuse des petites filles. Elle était muette, soit. Cela ne les avait jamais dérangé. Elle était heureuse, et c'était le principal. Ils avaient eu peur à sa naissance qu'elle soit profondément affectée par cet handicap, et firent tout pour qu'elle le vive bien. Elle apprit la langue des signes, eux également, bien qu'en général ils lui parlent de vive voix. Au fond, ils savaient qu'elle se considérait comme anormale face aux autres enfants, et qu'elle n'avait pas beaucoup d'amis, et malgré tous leurs efforts, elle avait du mal à s'intégrer. Mais elle semblait épanouie quand même. Très tôt, ils remarquèrent la sensibilité de leur fille aux sons, à la musique, musique qui devint peu à peu son moyen de communication préféré, qui devint en quelque sorte son langage à elle. Elle parlait grâce à la musique. De plus, elle fit des progrès spectaculaires, en peu de temps, possédant un talent certain, sans doute que l'incapacité pour elle de communiquer renforçait cette aptitude. Bref, elle débuta avec le piano, et se mit ensuite à la guitare et au violon. Elle fut très vite passionnée. Mais ses parents n'avaient pas besoin de cela pour être fière d'elle. De par sûrement son handicap, Kiara était plus mature que la plupart des enfants de son âge, et possédait un sens de la justice et de la compréhension assez conséquent, bien qu'elle soit franchement caractérielle lorsqu'elle le voulait.



"Do you know what’s worth fighting for when it’s not worth dying for? Does it take your breath away, and you feel yourself suffocating?"

Elle suffoquait, manquant brutalement d'air. Il avait involontairement cessé de respirer. Et le médecin les regardait d'un air désolé. Madame Shakespeare venait d'expirer son dernier souffle, son organisme avait été trop atteint pour qu'elle tienne le coup.
Il se sentit happé par une force invisible destructrice, l'entraînant dans un gouffre sans fond,;elle se sentait de plus en plus mal et respirer devint de plus en plus difficile.
Sa vue se brouilla, portant une main à son visage il se rendit compte qu'il pleurait à torrent. Elle sentit ses jambes l'abandonner sous la prise de conscience. Ce n'était pas possible. Ils étaient en train de rêver. Ce n'était qu'une mauvaise plaisanterie. Elle ne pouvait pas être... Non, elle n'en avait tout simplement pas le droit. Elle n'avait pas le droit de les laisser comme ça, elle n'avait pas le droit de partir de cette façon.
Sa détresse l'envahit, il devint incontrôlable et souleva le chirurgien par le col pour le clouer violemment au mur, vociférant son désespoir, son incompréhension, son sentiment d'injustice. Elle s'évanouit, et manqua de s'écrouler à terre, tomba dans les bras d'une infirmière.
Lorsqu'elle se réveilla plusieurs heures plus tard, il était là, assis à ses côtés, ses mains serrant la sienne. Les yeux brillants, il lui fit un sourire profondément triste, un sourire qu'aucun clown au monde n'aurait pu se parer.

"Ça va aller. Je suis là."

Il déposa un baiser sur son front, elle ferma les paupières. Il réalisa que dorénavant, ils n'étaient plus les trois mousquetaires. Ils n'étaient plus que deux. Seuls. Que désormais, plus rien ne serait pareil. Il doutait. Il doutait de ne pas être à la hauteur pour sa Kiara. De ne pas être capable d'endosser un double-rôle de parent.



"On pourrait sauter du sixième étage, le sol aime bien les enfants de ton âge. On pourrait nous retrouver raides morts au paradis "

Elle fixait le sol, le regard vide, sa lueur espiègle éteinte. Est-ce qu'elle allait avoir le temps de regretter son geste? Est-ce qu'on voit effectivement toute sa vie défiler devant ses yeux lors de nos derniers instants de vie? Y avait-il un autre moyen? Non. Se penchant un peu plus, elle se dit que de toute façon, elle ne pouvait pas se rater. C'était haut. Très haut. Elle allait s'écraser sur le sol, le bitume allait se colorer d'une énorme tâche rouge, son sang, et tout serait fini. Elle serait enfin débarrassé de cette détresse, de ce mal-être, de ce rejet, de cette cruauté. Elle ne trouvait plus la force de faire face. A quoi bon? Elle ne voulait plus de cette vie-là. Elle avança d'un pas, fléchir imperceptiblement les genoux....

Il s'en voulait. Atrocement. Aucun adverbe au monde n'aurait pu qualifier à quel point il se sentait coupable. Il n'avait rien vu venir. Tellement enferré dans son propre chagrin, à se dire égoïstement que personne ne pouvait le comprendre, il n'avait rien remarqué. Il n'avait pas réalisé qu'elle souffrait le martyr, elle aussi. Sa Kiara, son deuxième amour, la deuxième femme de sa vie, sa fille. Il avait pensé, irrémédiablement à tord, qu'elle le vivrait mieux que lui. Il se sentait minable, pathétique, de n'avoir pas su être suffisamment présent pour elle, de n'avoir pas su déceler qu'elle allait si mal, de n'avoir pas su interpréter les signes de sa faiblesse, de son mal-être. Heureusement qu'il avait eu ce mauvais pressentiment, heureusement qu'il avait quitté son boulot plutôt, auquel cas il n'aurait jamais lu cette lettre qu'elle lui avait écrite à temps, il n'aurait jamais eu le temps de la retrouver et de l'empêcher de faire ce geste.

Cela eut le mérite de le remettre d'aplomb, du moins un minimum. Il reprit le contrôle de lui-même, de ses actes, décida de se battre pour sa fille et pour Elle; insuffla un peu de ce nouveau courage à Kiara. Sa femme n'aurait jamais accepté qu'il se laisse abattre de cette façon, il en prit pleinement conscience. Et si c'était la seule et dernière chose qu'il pouvait faire pour elle, pour honorer sa mémoire, alors il le ferait, coûte que coûte.

Un mois plus tard, ils s'installèrent à Brisbane.



"So take the photographs, and still frames in your mind. Hang it on a shelf in good health and good time. Tattoos of memories and dead skin on trial. For what it's worth, it was worth all the while. "

Avec sa cousine Quinn arrivée depuis peu de temps, les efforts de son père, ses longues conversations avec son cousin, ainsi qu'avec sa volonté à elle, Kiara reprit contenance, se reprit en main, et fit de nouveau face à la vie. Elle réalisa que de vie, on n'en a qu'une seule, et surtout, que jamais sa mère n'aurait accepté qu'elle la gâche parce qu'elle n'était plus là. Et que des centaines et des centaines de personnes étaient dans une situation bien pire que la sienne, à commencer par Quinn. Alors, forte de cette philosophie, grâce à sa volonté, grâce à sa famille, grâce à la musique, elle retrouva peu à peu sa joie de vivre d'origine, devint la Kiara d'avant le drame, en plus mature, en plus réfléchie, en plus farouche. En plus battante.

Même si les cicatrices ne disparaissent jamais, "le chagrin de l'absence s'efface devant la mémoire des souvenirs heureux".