« Maman, il est parti où Papa ? ». La première fois que j'ai posé cette question, je devais avoir quatre ans. Je n'avais jamais rencontré mon père; ma mère ne m'avait jamais révélé son identité, ne m'avait jamais rien dit sur lui. Elle préférait fuir la question, à vrai dire. Moi, je me suis toujours demandé qui était mon paternel. Durant mon enfance, j'espérais un jour le rencontrer. J'espérais qu'il revienne un jour. « C'est Andrew, ton papa, Luka. » Même âgé de quatre ans, j'étais capable de voir que Saphyr et moi n'avions pas le même père. Andrew se comportait différemment lorsqu'il était avec ma soeur. Il se montrait beaucoup plus doux, beaucoup plus compréhensif. Alors que moi, c'était limite s'il ne m'ignorait pas. J'étais l'enfant d'un autre, alors à quoi bon s'occuper de moi ? Je n'aimais pas Andrew et j'étais persuadé que c'était réciproque. Jamais je ne pourrais le considérer comme mon père ; j'avais envie que mon paternel revienne dans la vie de ma mère et qu'il prenne la place de cet homme qui n'était rien pour moi.
« Luka ! » Saphyr avait esquissé quelques pas maladroit pour se frayer un chemin jusqu'à moi. Je détestais Andrew, mais je ne pouvais pas en dire autant de sa fille. Déjà à cette époque-là, elle était pour moi un rayon de soleil, un ange. Quelque chose de pure que je me devais de protéger de ce monde de brutes. D'aussi loin que je ne me souvienne, nous avons toujours été proches l'un de l'autre. Les disputes étaient rares; nous ne restions pas longtemps fâchés l'un contre l'autre. Si vous voulez tout savoir, je m'étais toujours demandé comment un homme détestable comme Andrew a fait pour enfanter une merveille pareille. Elle n'avait rien de son père, tout de sa mère. Et c'était tant mieux. Vous voulez que je continue à être honnête ? Je crois que c'est à cause de moi qu'Andrew est parti lorsque j'avais neuf ans. Et ça aussi, c'était tant mieux.

Je ne voulais pas y aller. Mais soi-disant, j'avais un problème. C'était ce qu'on disait. C'était ce qu'il disait. Il ne pouvait pas s'empêcher de se mêler de ses affaires celui-là, même après son départ ! C'était la dernière phrase qu'il avait dit à ma mère avant de claquer la porte : « Pense à faire psychanalyser ton fils; il a un problème ! » Et maman avait suivit son conseil; elle m'avait emmené chez un psy. Une seule fois. La psy n'a jamais voulu me revoir. Il paraît que j'étais un enfant turbulent, étrange, détestable. Ils pouvaient bien parler, je savais qu'Andrew n'était qu'un psychopathe paranoïaque. Il disait que je préparais une conspiration contre lui, que je faisais mon possible pour qu'il parte. Il le répétait, le criait à ma mère - ça a d'ailleurs été le sujet de nombreuses disputes. Franchement, il exagérait. Non, je ne l'aimait pas. Oui, j'aurais été plus heureux s'il n'avait pas été là. Mais de là à s'imaginer que j'étais prêt à faire n'importe quoi pour qu'il fiche le camp... « Lukaël, mon nom est Elisa et... » « Je sais, c'est écrit sur la porte. » Première et seule rencontre avec ma psy. Premiers mots échangés. Ambiance froide, je vous l'accorde. Mais je savais ce qu'étais un psy : une personne qui était payé pour parler avec ceux que l'on considérait comme fous. Je n'étais pas fous, loin de là. Je détestais juste mon beau-père et je lui avais donné un coup de poing après qu'il m'ait cherché, voilà tout. On ne me la faisait pas à moi ! « Pauvre Lukaël, même ton père n'a jamais voulu de toi. » m'avait-il dit. J'avais réagit, impulsivement. Et il était hors de question que je regrette mon geste. Depuis le temps que j'en avais envie... Sans compter que ce fut la dernière fois où je le vis. Sur ce coup-là, j'étais plutôt fier de moi.

« Luke, tu fumes quoi ? » Je me retins de soupirer et soufflait doucement la fumée contenue dans ma bouche. J'étais assis sur des marches, à l'extérieur d'une belle maison. La musique m'avait cassé les oreilles, la chaleur avait commencé à me monter à la tête ; j'avais pensé pouvoir profiter d'un moment de solitude. Apparemment pas. Il fallait toujours que cette fille me suive partout. On m'avait dit qu'elle était amoureuse de moi. Que vouliez-vous que j'y fasse ? Moi, je n'aimais personne. Et sûrement pas une fille dans son genre, qui vous suivait partout comme s'il s'agissait de votre ombre. « Juste une clope. » C'était vrai. Je gardais ma marchandise pour plus tard. Et puis, il ne fallait pas me tenter : le sachet que j'avais dans la poche de ma veste n'était pas pour moi, je ne pouvais pas me permettre de l'utiliser. « T'aurais pas quelque chose de plus fort sur toi ? » « Désolé, j'ai écoulé toute ma marchandise, Sam. ». Je portais à nouveau la cigarette à la bouche, lorsque je sentis mon téléphone vibrer dans ma poche. Saphyr. Cette fois, je ne retins pas mon soupir. Je m'excusais auprès de Samantha, et je m'éloignais d'elle un moment afin de répondre. « Ouais ? [...] Non, t'en fais pas ; les révisions prennent plus longtemps que prévu. Je sais même pas à quelle heure on va finir ; je crois que je vais rester dormir chez Ethan, ses parents sont ok. [...] Dis à maman de ne pas s'inquiéter. [...] Non, je t'assure que tout va très bien, tu te fais des idées. [...] Ouais, à plus, sœurette ! » Je raccrochais et retournait m'asseoir où j'étais avant. Sam était toujours là. Malheureusement. Et elle ne me quittait pas des yeux. Vraiment, quelle plaie... « C'était qui ? » « Personne. » Et puis, de quoi se mêlait-elle ? Je faisais ce dont j'avais envie non ? A quoi ça lui avancerait de savoir qui m'avait appelé ? Y en a vraiment qui posent de ces questions...
J'arrivais bientôt à la fin de ma cigarette. Soupirant une nouvelle fois, je l'écrasais sur l'une des marches avant de la jeter. Alors que j'allais me lever, Sam pris à nouveau la parole : « Tu ne veux toujours pas coucher avec moi ? » J'haussai les épaules : « Uniquement si tu as de l'argent... » C'était ce que je répondais à toutes les filles qui voulaient de moi et qui n'étaient pas le moins du monde attirantes. Oui, cela s'appelle de la prostitution. J'ai presque envie de dire « et alors ? ». Il n'était pas rare que des femmes ne me paient pour passer du temps avec moi. J'arrivais à gagner pas mal d'argent de cette manière-là. En plus de dealer.
A ma grande surprise, Samantha ne s'offensa pas, comme elle l'avait fait la dernière fois - elle m'avait par ailleurs traité de tous les noms. Non, elle me tendit une liasse de billet. La somme que je lui avais demandé lorsqu'elle m'avait demandé de coucher avec elle pour la première fois. Je retins un sourire narquois. Je sentais que cette soirée allait me rapporter pas mal d'argent. Je lui pris les billets de la main. « Viens, on va se trouver un coin tranquille. »

« T'es vraiment qu'un pauvre con ! » Je le sais; c'est ma plus grande qualité. Plus sérieusement, je me demande à quoi elle s'attendait. Elle me paie pour que je couche avec elle, puis elle m'en veut parce que je ne souhaite rien de plus avec elle. Je pensais pourtant que c'était clair. Elle n'espérait tout de même pas que je tombe amoureux d'elle après cette nuit ...? Je crois que je ne comprendrais jamais les femmes... « Luka, qu'est-ce que tu as encore fait à cette fille ? » « Rien de spécial. J'ai refusé de sortir avec elle, rien de plus. » Ma soeur me regardait d'un air suspicieux. Comme si elle ne croyait pas un mot de ce que je racontais. « Allez Saph', tu me connais » « Oui, et c'est bien ce qui me fait peur » Il n'était pas rare que je mente à ma soeur. Mais c'était pour une bonne cause. Saphyr était pure. Si elle avait connaissance du monde dans lequel je vivais, cela ne ferait que la souiller. Et je ne voulais pas de cela. Sa protection était devenue importante pour moi; plus que n'importe quoi. « En tout cas, il serait peut-être venu le moment pour toi de te trouver une copine » Mon natel avait vibré. J'y jetais un rapide coup d'oeil. « Tu n'y as jamais pensé, hein ? » « Honnêtement ? Non. » « Tu devrais ! Je suis sûre que... » « Désolé, le devoir m'appelle. J'ai reçu un message de la pharmacie ; je dois aller bosser. A toute ! » Je quittais ma sœur et, une fois que je suis sûre que j'étais hors de sa vue, je sortit un paquet de clope de ma poche pour m'en griller une. Saphyr ne savait pas que je fumais et je comptais bien faire en sorte qu'elle ne l'apprenne pas. Lorsqu'elle fut allumée, je pris mon portable et cherchait un numéro dans mon répertoire. Une fois trouvé, je l'appelais. « Ouais, Jake ? T'es où là ? Ouais ok, j'arrive. Prépare ton argent, ça va faire mal ! »
Aujourd'hui, j'ai vingt-et-un ans. Officiellement, je suis étudiant et je travaille dans une pharmacie pour payer mes cours. Officieusement, je deal et je me prostitue. Et ce n'est sûrement pas demain que ma famille l'apprendra.